Je viens de terminer un livre singulier et passionnant: De l'Être au Vivre, lexique euro-chinois de la pensée par François Jullien. Une lecture pas loin d'être indispensable pour les Occidentaux qui vivent au contact du monde chinois (Chine, Japon ou Corée) et qui en pratiquent la langue, mais aussi sans doute pour tous ceux dont la curiosité sera excitée à réfléchir au fait que, par exemple, la culture 文化 est, dans la langue et la pensée chinoise, une transformation 化.
J'en recopie ici, pour le garder sous la main, un compte-rendu que l'auteur a fait en 2015 dans le Nouvel Obs (lien) :
C’est comme une table de correspondance. A gauche: les grandes notions de la pensée européenne. A droite: leurs équivalents dans la pensée chinoise. Une sorte de dictionnaire, aussi soucieux d’expliquer que de mettre en valeur la différence.
Par exemple, la rationalité européenne, dont nous nous glorifions tant, est fondée sur l’idée de «causalité»: un effet est dû à une cause. La Chine, elle, pense en termes de «propension»: un objet donné aura tendance à évoluer d’une façon donnée. Causalité ou propension: voilà l’écart, en apparence bénin, mais en réalité très profond, où se joue la différence entre deux visions du monde. Avec son «Lexique euro-chinois», François Jullien permet au lecteur non-spécialiste la saisir avec une précision fascinante.
François Jullien est une figure singulière dans la philosophie française. Normalien, agrégé, il décide en 1975 de partir en Chine pour y apprendre non pas le maoïsme, comme c’était la mode à l’époque, mais la pensée chinoise classique.
D’une immense érudition, maîtrisant les grands textes de l’empire du Milieu, il aurait pu se contenter d’être un passeur entre deux civilisations aussi puissantes qu’ignorantes l’une de l’autre. Il a fait encore mieux: cette connaissance de la Chine, il n’a cessé de la retourner vers l’Europe et de s’en servir pour mettre à jour les présupposés de la pensée occidentale. On ne trouvera rien chez lui qui ressemble à de l’exotisme ou de l’orientalisme; le dialogue entre les deux façons de pensée est immédiatement égal, et au profit des deux parties.
Dans « De l’Etre au Vivre. Lexique euro-chinois de la pensée», Jullien nous propose une vingtaine de doublets: «liberté/disponibilité», «volonté/ténacité», «cohérence/sens», «révélation/régulation», «vérité/ressource»…
Au fil des pages, le philosophe montre la fascination de l’Europe pour «l’être» et en particulier pour le «sujet» supposé libre, singulier, autonome, posé en surplomb du monde, «maître et possesseur de la nature», selon la formule de Descartes. Et il met en regard une vision chinoise où l’individu tire sa consistance du collectif et de tout ce qui l’entoure, pleinement immergé dans le monde, «partie prenante» d’un réseau de choses et de tensions dont il ne saurait se détacher.
Jullien illustre cet écart par la peinture : là où la tradition européenne propose des «paysages» qui placent l’observateur à l’extérieur, la peinture chinoise peint des «montagne-eau» («shan-shui», traduction de paysage en chinois) qui plongent celui qui les regarde au beau milieu des forces de la nature en action (la montagne puissante, l’eau qui ondoie...).
Souvent, Jullien suggère que la pensée chinoise est une incitation à la «déprise», à la fluidité, à l’ouverture. L’Occident apparaît alors engoncé dans son désir, son obsession de la volonté et du contrôle, sa passion de la raison. Mais le philosophe met en garde: la pensée chinoise n’est pas le remède-miracle aux pathologies de l’Occident. La «déprise» chinoise est un merveilleux antidote à l’abus de rationalité… tant que l’on n’en abuse pas à son tour.
Notre capacité à observer le monde en nous plaçant à l’extérieur a été, souligne-t-il, à l’origine de formidables progrès techniques, politiques et éthiques. La Chine a autant à apprendre de nous que nous d’elle :
Il ne s’agit pas de se convertir à une autre culture ou de chercher un quelconque compromis. Je tiens aux valeurs des Lumières et je ne vais pas en Chine pour penser la liberté, car ce n’est pas leur point fort. J’y vais pour m’ouvrir à une autre façon d’être dans le monde.
Pour BibliObs, François Jullien présente ici sept «correspondances». Le principe est simple : dans chaque doublet, le premier terme est une notion européenne, le second est son «répondant» chinois.
Causalité → Propension
La causalité est au départ de toute la pensée occidentale. Nous ne décrivons pas la chose qui est devant nous, nous l’expliquons. Et nous l’expliquons en sortant de la chose pour en trouver la cause à l’extérieur d’elle-même. Les Grecs étaient à la recherche de la "cause première", par exemple Dieu; et "cause" et "chose" ont la même racine en latin. Saisir la chose par la cause: ce schéma est au fondement de la "science".
La Chine, quant à elle, raisonne moins en termes d’explication que d’implication. C’est que je propose de nommer la "propension": il s’agit de ne plus séparer la chose de la façon dont elle évolue. La notion de propension vaut alors pour le savoir comme pour l’histoire (notion de shi).
Lorsque les historiens chinois relatent la naissance de l’empire, ils ne recherchent pas des causes, mais décrivent la propension globale de la société chinoise à tendre vers cette forme de gouvernement. En Occident, le concept de propension est resté marginal; mais peut-être le modèle de la causalité a-t-il trouvé sa limite.
Initiative du sujet → Potentiel de la situation
Dans la philosophie européenne, tout commence par le "je" (Descartes). L’homme est pensé comme "sujet", qui conçoit et qui veut, qui est sujet d’initiative, en se posant au début des choses.
La pensée chinoise préfère partir de la situation en explorant son potentiel. Le moteur de l’action, mais qui n’a plus besoin alors d’être une "action", n’est pas tant "l’initiative du sujet" que le "potentiel de la situation" (même notion de shi)
Le stratège, figure éminemment chinoise, n’est pas celui qui établit des plans, ou compte sur un "coup de génie" (notons cette passion paradoxale de l’Occident pour ces trous dans sa rationalité...). Le sage-stratège chinois est plutôt celui qui discerne les facteurs favorables pour infléchir la situation à son profit.
Liberté → Disponibilité
Obsédé par la causalité, l’Occident n’a cessé de se demander comment l’individu peut s’en affranchir. Ne pas obéir à nos déterminations est un idéal auquel on a donné le nom de "liberté". Le moi-sujet est d’abord doué de liberté: c’est là sa qualité première et d’où vient sa valeur.
Les Grecs ont opposé la liberté à la servitude et ont affirmé leur exigence de liberté face aux Perses, avant d’en faire l’idéal de la cité, puis de la vie intérieure. La Chine n’a pas connu cette expérience politique, mais a développé en revanche ce que j’appellerai la disponibilité.
La liberté implique un choix; la disponibilité revient à dissoudre toute position, à ne plus prendre parti, à être entièrement "ouvert", à ne projeter aucun a priori, ce qui permet de ne rien rater. Confucius disait que le sage est "sans nécessité, sans idée, sans position, sans moi". Freud entrevoyait-il une telle disponibilité lorsqu’il expliquait que l’analyste doit se mettre en position d’"attention également flottante"?
Néanmoins, il ne faut pas se leurrer : être disponible, c’est aussi rester soumis à l’autorité. Car, en politique, on est toujours d’un côté ou de l’autre, et ne pas prendre position revient à de l’inféodation. On comprend pourquoi le lettré chinois n’a pas su dire frontalement "J’accuse".
Sincérité → Fiabilité
En Occident, nous avons proscrit le mensonge. D’Augustin à Kant, il est absolument interdit de mentir, quelle que soit la situation. Derrière est la figure de Dieu, qui voit au fond des cœurs. C’est oublier que le mensonge est situationnel, se fait toujours à deux : si mon fils me ment, c'est que je ne sais pas entendre sa vérité – voilà le genre de situation où la notion de "sujet" autonome touche sa limite.
En Chine, l’importance est moins la transparence que la confiance, ou la "fiabilité", xin, qui se bâtit peu à peu. Il y faut du processus. Quand on est parvenu à cette confiance, il n’est même plus besoin de le dire. Pour Confucius, l’impératif est moins de dire ce qu’on pense que de faire ce qu’on dit. Certes, on peut être choqué par ce qui ressemble à de la dissimulation. Mais sait-on vraiment ce qu’on pense, et faut-il en faire un dogme? Les Chinois soulignent à juste titre qu’ils n’ont jamais fait de guerres de religion.
Frontalité → Obliquité
Notre espace politique est organisé autour de l'affrontement. A Athènes, à la guerre comme à l’assemblée, c’est du face-à-face que doit venir la décision: la bataille rangée ou discours contre discours, thèse et antithèse. La Chine préfère l'obliquité, l’indirect, le biais, qi. Dans un rapport frontal, on se détruit l'un l'autre, il y a perte. En Chine, la critique politique est contrainte à l’indirect du fait de la censure; mais aussi les lettrés chinois en ont fait un art, d’autant plus dangereux.
Déjà, l’un des tous premiers textes chinois consacrés à la poésie conseillait de garder le sens tamisé à travers l’image, afin de ne pas risquer sa tête. Et voyez comment récemment, avec la démaoïsation, le Parti communiste chinois a été capable de se transformer radicalement, mais par transformation silencieuse de son discours, en laissant sous-entendre progressivement son évolution plutôt que d’ouvertement dire le contraire. Il faut toujours compter sur un processus.
Révélation → Régulation
La Révélation, et son double laïque la Révolution, structure notre perception du temps et de l’Histoire. Il nous faut toujours un avant et un après. En Chine, on évite la rupture dans le continuum temporel et l’on préfère la régulation à des règles ou normes fixées d’avance. La régulation signifie que l’équilibre se maintient à travers le changement: que parce qu’il ne dévie pas, le cours des choses peut se renouveler. Ce que les Chinois révèrent dans la notion de Ciel, tian.
Contrairement à la règle, la régulation ne se modélise pas, elle ne se décrète pas. Ainsi la médecine chinoise est-elle une médecine de la régulation, plutôt que de l’opération. Plutôt que de combattre la maladie, mieux vaut d’abord réguler la santé en évitant la déviation.
Au-delà → Entre
Les Grecs ont promu l’au-delà et ils y ont logé le Bien, le Juste, le Vrai… C’est là tout le sens de la métaphysique. Ils ont dédoublé le monde, en distinguant l’ici-bas de la réalité empirique et l’au-delà des idéalités. La vérité est toujours au-delà, à l’extrémité. D’où leur goût des dichotomies et des oppositions tranchées.
Ce dispositif a eu son efficacité, non seulement en théorie mais dans l’Histoire. C’est grâce à lui que l’intellectuel s’est imposé comme figure et sujet autonome: face au pouvoir, il pouvait se réclamer de ce monde de l’idéalité.
Mais du coup les Grecs ont négligé l’"entre" des choses, tout ce qui est médian et par là indistinct. Aristote sait définir le blanc et le noir, mais non le gris. Car l’"entre" n’a pas d’en-soi, pas de nature propre: il n’a pas d’essence. Mais c’est à travers ce vague, ce flou de l’indéterminé, que passe la vitalité du monde, le flux de la respiration. L’idéogramme qui signifie "entre" illustre bien cette idée, jian : il est composé des deux ventaux d’une porte sous laquelle passe un rayon de lune.
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