dimanche 8 décembre 2013

Docere, delectare

A. Finkelkraut réunit sur France Culture les auteurs Régis Debray et Jean Clair, pour un échange dont certains passages méritent d’être notés.

Jean Clair: "La devise de Poussin était « Docere, Delectare », deux choses dont l’une a été oubliée. Delectare, c’est réjouir les sens, c’est du côté du sensible, mais docere c’est du côté de l’intelligible et de la compréhension. Et ça nous l’avons oublié, en particulier en France, parce que nous avons substitué les écrivains aux philosophes. Et les écrivains, si grands soient-ils, n’ont fait qu’exprimer leur sensibilité par rapport à une oeuvre d’art, et n’ont jamais fait appel à leur savoir et à leurs connaissances, puisqu’ils n’en avaient pas…"

Régis Debray: "Le défi de l’art, c’est: «comment rendre comestible l’innommable réalité du monde», comme disait Claude Simon, c’est à dire rattraper par les mots des sensations, celle d’une couleur ou d’une forme. Cela dit, je suis d’accord avec Jean Clair pour dire que tout procède de l’intelligible, et notamment d’un dogme qui est le dogme de l’Incarnation, c’est à dire que si nous avons nous, disons, l’autorisation d’avoir des images, à commencer par les images du Divin, et des images du Transcendant, c’est par un formidable exploit théologique, unique dans les religions monothéistes, qui est le dogme de l’Incarnation. »

Jean Clair: "On peut se poser le problème absolument stupéfiant d’une oeuvre de Jeff Koons qui est une peluche, un petit chien caniche comme on voit dans les foires, qui est devenu une sculpture de 5 mètres de haut tirée à 5 exemplaires, auxquels l’artiste n’a jamais mis la main, fabriqués en usine, dont l’un s’est vendu récemment 58.5 millions d’euros. Alors qu’on peut acheter une  splendide gravure du 18ème siècle pour moins de 6000€... Il s’est produit là une rupture radicale entre la connaissance, le savoir, le goût lentement formés pour des oeuvres qui sont gardées, et cette production totalement industrielle."

Régis Debray: "Là, le mot art nous trompe: on est dans le «fun». Il faut voir le film de Marianne Lamour  « la Ruée vers l’Art ». Que nous montre-t-il ? Que les riches ont besoin de se divertir, de faire la fête, de se retrouver entre eux et de se distinguer. À celà s’ajoute autre chose. Cet art dit « contemporain » ou cette chose contemporaine dite « art » fonctionne sur la transgression. Qu’est ce que la transgression ? C’est une improbabilité d’apparition. Qu’est-ce qu’une information ? C’est quelque chose qu’on attend pas. La valeur d’une information, c’est un algorithme: l’inverse d’une probabilité d’apparition. Coupez une vache en 2 et mettez la dans du formol, vous avez ce qu’on appelle une info, c’est à dire quelque chose qui peut être à la première page d’un journal. Autrement dit aujourd’hui le problème, c’est de créer non pas des chiens qui mordent les évêques, mais des évêques qui mordent les chiens. C’est lié à un nouveau régime de l’information fondé sur l’écart à la norme et à l’attente. D’où cette manie de la transgression qui est une conformation au monde contemporain. Un anticonformisme qui n’est qu’un fantastique conformisme."




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