lundi 9 janvier 2012

Vues sur le monde chinois

Le Monde d'hier publie une interview de Ian Buruma dont je garde ici la trace.

Un sondage de l'Institut Pew a montré que les Américains croient que
la Chine est devenue la première puissance économique mondiale. Or
elle reste loin des Etats-Unis. C'est un fantasme typique...


C'est une combinaison d'ignorance et de peurs, exploitées par des
chroniqueurs de radios dans le but de blâmer Barack Obama. Mais je le
répète : le déclin des Etats-Unis est un fait, comme la montée en
puissance économique de l'Asie. Ce déclin génère un choc, dont il ne
faut pas s'alarmer inconsidérément. Au début du XXe siècle,
l'invention du personnage de Fu Manchu (sorte de génie du Mal
incarnant le "péril jaune") avait provoqué un arrêt de l'immigration
sino-nipponne en Amérique qui avait même eu un impact en Europe. A
suivi la menace communiste, qui était, pour les Etats-Unis, loin
d'être aussi réelle qu'on l'a présentée. Mais même la CIA y a
sincèrement cru.

Les Etats-Unis sont un pays qui vit sous la peur constante de
puissances extérieures qui menaceraient de faire disparaître son
espace sécurisé. Ce pays a bâti et a été bâti par une société
d'immigrés mais, dans le même temps, il pourchasse ces immigrés pour
se protéger. Comme la France, du reste. Et, comme les Français, les
Américains s'estiment porteurs d'une mission civilisatrice
universelle. Or le "modèle chinois" ébranle leurs certitudes.

Est-ce parce que les Américains fondent leur économie sur l'idée que
la liberté est le meilleur garant du succès, alors que les Chinois ont
une croissance très supérieure avec un régime dictatorial ?


C'est exactement ça. Ce mélange chinois réussi de capitalisme et
d'Etat fort est plus qu'une remise en cause, il est perçu comme une
menace. Je ne vois pourtant pas monter une atmosphère très hostile à
la Chine dans l'opinion. Depuis un siècle, les Américains ont toujours
été plus prochinois que pronippons. Les missions chrétiennes ont
toujours eu plus de succès en Chine qu'au Japon. Pour la droite
fondamentaliste, ça compte. Et, dans les années 1980, des députés ont
détruit des Toyota devant le Capitole ! On en reste loin.

Et le regard des Chinois sur les Etats-Unis, comment évolue-t-il ?

Tout dépend de quels Chinois on parle, mais, pour résumer, c'est
attirance-répulsion. Surtout parmi les classes éduquées qui rêvent
d'envoyer leurs enfants dans les universités américaines et en même
temps peuvent être emplies de ressentiment à l'égard d'une Amérique
qu'elles perçoivent comme hostile, pour beaucoup à cause de la
propagande de leur gouvernement. Du communisme comme justificatif du
pouvoir il ne reste rien. Le nouveau dogme est un nationalisme fondé
sur l'exacerbation d'un sentiment victimaire vis-à-vis du Japon et des
Etats-Unis. En Chine, à Singapour, en Corée du Sud, on constate une
forte ambivalence typique de certaines élites, par ailleurs fortement
occidentalisées, pour qui le XXIe siècle sera asiatique. Dans les
années 1960, au Japon, a émergé une nouvelle droite ultranationaliste,
dont les représentants les plus virulents étaient professeurs de
littérature allemande ou française. Ils voulaient se sentir acceptés,
légitimes en termes occidentaux, et se sentaient rejetés. C'est ce que
ressentent aujourd'hui les nationalistes chinois.

En 2010, vous avez écrit que la Chine est restée identique sur un
aspect essentiel : elle est menée par une conception religieuse de la
politique. Serait-elle politiquement soumise à l'influence du
confucianisme, comme l'espace musulman le serait par le Coran ?


Dans le cas chinois, il ne s'agit pas que de confucianisme ; le
maoïsme était identique. Il n'y a aucune raison pour que les musulmans
ne puissent accéder à la démocratie tout en préservant leur religion.
La Turquie, l'Indonésie l'ont fait. La Chine le pourrait tout autant.
Des sociétés de culture sinisante comme Taïwan ou la Corée du Sud ont
montré qu'un changement est possible. L'obstacle à surmonter, en
Chine, est que le confucianisme rejette la légitimité du conflit.
L'harmonie est caractérisée par un ordre social ou règne l'unanimité.
Donc la plus petite remise en cause apparaît instantanément menaçante.

Qu'est-ce qui pourrait déclencher un processus démocratique en Chine ?

Le plus grand obstacle est l'alliance entre les élites urbaines et le
Parti communiste. Les deux ont peur de l'énorme masse paysanne
ignorante. Ces élites ont une telle histoire récente de violence et
une telle peur d'un retour du chaos qu'elles préfèrent un ordre qui
leur assure la croissance, au risque d'avancer vers la démocratie.
Pour le pouvoir, la grande faiblesse de ce système est que, le jour où
l'économie cesse de croître et que l'enrichissement des élites
urbaines s'arrête, l'édifice s'écroule. Dans ce cas, tout pourrait
advenir, d'une alliance entre démocrates, ressortissants des nouvelles
élites, et une fraction du parti, jusqu'à un coup d'Etat militaire.

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