Le Monde du 22 mars nous livre un article d'anthologie, sous la plume de Pascale Robert-Diard. Je le reproduit ici en intégralité car il est rare désormais de trouver dans les journaux une telle pépite littéraire :
Deux hommes en colère.
Ces deux-là se connaissaient peu et ne s'aimaient guère. Jamais ils n'avaient partagé une audience d'assises. Dans la vie, tout les oppose. Francis Szpiner, avocat au barreau de Paris, aime le pouvoir, défend ceux qui le détiennent en rêvant d'être des leurs. Il apprécie les honneurs. Eric Dupond-Moretti, inscrit au barreau de Lille, s'est construit depuis l'affaire d'Outreau une solide réputation de dynamiteur.
Pendant trois semaines, devant la cour d'assises du Tarn à Albi, leur face-à-face a dominé le procès de Jacques Viguier. Me Dupond-Moretti jouait gros. Son client avait été acquitté devant une première cour d'assises, où il était défendu par Georges Catala, du barreau de Toulouse etHenri Leclerc. "S'il est acquitté, on dira que c'est normal. S'il est condamné, on dira que c'est de ma faute", disait-il. Collectionneur d'acquittements, il a promis à ses amis de franchir la barre du centième en 2010. MeSzpiner, lui, représentait déjà la partie civile à Toulouse, avec les soeurs de Suzy Viguier, et espérait une revanche en appel.
Ils se sont d'abord, comment dire, reniflés. Le premier a le trait de cruauté facile, la seule présence physique du second remplit l'espace. Chacun a reconnu en l'autre un adversaire à sa mesure. La guerre de l'audience pouvait commencer.
Frottement d'ego, mais pas seulement. A l'avocat, il revient de porter la voix de son client, de lui donner de la force et de masquer ses faiblesses. Côté défense, Jacques Viguier ne déroge pas à la règle qui veut que l'accusé soit souvent le pire ennemi de son avocat. Il "passe" mal, se défend maladroitement, n'est pas "sympathique". Côté partie civile, Me Szpiner doit d'autant plus s'imposer qu'il ne dispose pas, selon sa formule, de "l'autorité du chagrin". Si les soeurs de Suzy Viguier soutiennent l'accusation, les trois enfants du couple Viguier sont convaincus de l'innocence de leur père. Me Szpiner comprend en outre très vite qu'il va devoir se substituer à un avocat général défaillant.
En pénalistes aguerris, les deux avocats savent surtout que, dans une affaire comme celle-ci, sans aveux, sans cadavre, sans preuves irréfutables, mais qui repose sur un faisceau de présomptions, la bataille de l'autorité contribue à faire le verdict. Me Dupond-Moretti a besoin de six voix pour faire acquitter son client. Il en faut dix à Me Szpiner pour le faire condamner.
L'avocat de la défense compte les jours qui le séparent de l'examen des faits reprochés à Jacques Viguier. Il les sait périlleux, il a identifié son principal adversaire : Olivier Durandet, l'amant de Suzy Viguier. L'amoureux éploré, dévoré d'inquiétude, contre le mari volage et glacé. Le brave type contre le notable. Cela fait déjà quelques jours que l'avocat évoque son nom, ou plutôt l'affuble de sobriquets. "Le coucou Durandet", "le veuf Durandet", ironise-t-il. Mais aussi, distille Me Dupond-Moretti, "l'officier de police judiciaire Durandet" ou "le coenquêteur". "J'en reparlerai !", menace-t-il.
Lorsque la baby-sitter des enfants Viguier se présente à la barre, mardi 9 mars, c'est sur lui qu'il va concentrer ses coups. Il a trouvé dans le dossier la preuve que celle-ci avait menti pendant l'enquête. Il l'interroge en douceur, pour obtenir d'elle qu'elle répète benoîtement son mensonge à la barre, puis il serre, de plus en plus fort, jusqu'à ce qu'elle reconnaisse avoir caché qu'Olivier Durandet l'avait accompagnée lors d'une visite au domicile de Suzy Viguier, dans les jours qui ont suivi sa disparition. Le public et la presse s'emballent, Olivier Durandet est placé quelques heures en garde à vue pour subornation de témoin. Il est surtout discrédité. Magistral travail d'avocat.
Sur le fond de l'affaire, l'épisode n'apporte rien de décisif. Il ne disculpe pas l'accusé, sur lequel des charges continuent de peser. Mais il sape la crédibilité de l'accusation, sème le trouble, juste au moment où elle allait passer à l'attaque. Me Szpiner comprend aussitôt que son adversaire vient de prendre le pouvoir. Il a saisi le regard que les jurés, bluffés, portent désormais sur l'avocat de la défense. Quoi que Me Dupond-Moretti dise, ils l'écoutent. Ce point gagné, MeSzpiner n'a d'autre choix que de le reconnaître. Alors que l'avocat général, pétrifié, se tait, MeSzpiner prend publiquement ses distances avec Olivier Durandet, s'indigne de son comportement pour éviter qu'il ne le contamine. L'avocat de Jacques Viguier savoure et sourit. "Tiens, on dirait que ce n'est plus votre ami, tout d'un coup, Durandet !" Le mercredi 10 mars, Me Dupond-Moretti se repose un peu. Comme un gros chat repu, il observe du coin de l'oeil Me Szpiner rassembler les feuilles de son dossier que la tornade de la veille a éparpillées.
De son côté, le président Jacques Richiardi poursuit l'interrogatoire de Jacques Viguier. On en vient au matelas du clic-clac dont il s'est débarrassé et aux circonstances dans lesquelles cette découverte a été faite, puis à l'épisode du sac à main retrouvé au fond d'un placard. Son client est en première ligne, ses explications sont maladroites. Me Dupond-Moretti rentre la tête dans les épaules et attend que ça passe.
Quand vient son tour d'interroger Jacques Viguier, Me Szpiner reprend tout, l'assomme de questions pointues, exige des réponses précises. L'accusé tâtonne, sa gorge est sèche, il est en mauvaise posture. Me Dupond-Moretti intervient bruyamment, feint la colère, suggère des réponses. Me Szpiner s'agace : "Cessez donc de faire diversion et laissez votre client se défendre tout seul !" S'il veut engranger des provisions pour sa plaidoirie, c'est maintenant. Car l'heure de la confrontation entre Me Dupond-Moretti et Olivier Durandet approche, et Me Szpiner redoute le pire.
l est 16 h 30, lundi 15 mars, quand le président se tourne vers l'huissier : "Faites entrer M. Durandet." Me Dupond-Moretti a son regard de maquignon. Il soupèse, jauge. Et les jurés le regardent regarder. Ils attendent. L'interrogatoire du président dure, le témoin répond avec aisance, provoque l'avocat de la défense qui s'énerve.
Plus de deux heures ont passé quand Jacques Richiardi donne la parole aux parties. Toujours dans le même ordre, selon la procédure : parties civiles, avocat général et enfin défense. MeSzpiner a eu le temps de réviser sa stratégie. Il pensait lâcher cet encombrant témoin, il a été agréablement surpris par son aisance. Mais il se méfie encore, car le terrain est risqué. Il avance doucement, tourne autour de lui, reste à distance en cas d'explosion. Il doit d'abord vider l'abcès du mensonge et de la subornation de témoin. La voix est dure mais les mots sont mous, qui cherchent à absorber la dangerosité de l'épisode. "Expliquez-vous sur ces aventures..." Olivier Durandet a vu la perche et la saisit. Il s'explique, ça passe sans trop de casse.
Me Szpiner poursuit. Sur tous les points litigieux, il prépare le témoin, lui offre l'occasion de répondre une première fois à toutes les questions que Me Dupond-Moretti ne manquera pas de lui poser. Il en émousse les pointes. A son banc, l'avocat de la défense bougonne mais apprécie l'exercice. Il s'exclame : "Ça, voyez-vous, mesdames et messieurs les jurés, ça s'appelle du déminage !" Me Szpiner fait durer sa part d'interrogatoire le plus longtemps possible. Lorsqu'il rend Olivier Durandet à la défense, il est 20 h 30, la cour et les jurés siègent depuis 9 heures, la lassitude gagne. Me Dupond-Moretti est furieux, il a sous-estimé la gestion du temps et la résistance du personnage. Il sent que le duel a été trop annoncé, redoute qu'il ne soit décevant. Alors il se bat, mais plus il cogne, plus il renforce la combativité de son adversaire. Il tente la feinte, ça ne marche pas non plus. A 22 heures, il se rassoit, furieux contre lui-même.
Lorsqu'il arrive à l'audience le lendemain matin, il fait sa tête des mauvais jours. Me Szpiner, qui voit le ciel se dégager un peu, virevolte autour de lui comme une mouche. La journée est importante, le très contesté commissaire Robert Saby, qui a dirigé toute l'enquête policière, est attendu à la barre des témoins. Dans un prétoire, la police est un sujet sensible. Les deux ténors le savent. A trop l'attaquer, on prend le risque de braquer les jurés.
Ce risque, Me Dupond-Moretti doit le prendre. Il met en cause les conditions de garde à vue, sent qu'il suscite l'écoute. Il a trouvé un allié de poids en la personne du père de Jacques Viguier, un homme de belle stature au visage buriné, qui vient raconter à la barre la pression qu'il a subie de la part des policiers pour tenter de faire avouer son fils.
Me Szpiner observe les jurés pendant sa déposition. "Ils n'aiment pas la police", souffle-t-il. MeDupond-Moretti l'a compris aussi, qui est tout à son aise pour dénoncer les insuffisances de l'enquête, le parti pris policier de départ sur la culpabilité de Jacques Viguier et surtout l'attitude des enquêteurs à l'égard de son client et de ses proches. Il brandit le souvenir de l'affaire d'Outreau. "Vous n'avez pas le monopole des droits de l'homme !", s'énerve Me Szpiner. "On sait que vous auriez voulu être garde des sceaux ! Consolez-vous donc en jouant à l'avocat général !", réplique Me Dupond-Moretti.
Quelques minutes plus tard, lors d'une suspension, les deux avocats se rejoignent devant la machine à café. "Je te promets que si un jour je deviens garde des sceaux, le premier que je décore, c'est toi", lance Me Szpiner. "Je n'en veux pas, de tes décorations !", réplique MeDupond-Moretti. Du doigt, il pointe les rubans rouge et bleu cousus sur la robe de son confrère."Les décorations, c'est comme les bombes, ça tombe toujours sur ceux qui ne les méritent pas", s'esclaffe-t-il. L'audience reprend. Les deux hommes retrouvent le vouvoiement.
Trois semaines d'affrontements dans le prétoire ont forcé le respect mutuel de ces deux maîtres de l'audience. A la fin de chaque journée, ils échangent, comptent leurs points, guettent l'approbation ou le regard critique de l'autre. Ils sont leurs meilleurs juges. Ils ont encore chacun une dernière partie à jouer, les plaidoiries. Mais en vrais pénalistes, ils savent que l'essentiel s'est joué dans les débats. Ils sont ensemble pendant les longues, très longues heures du délibéré. Encore à égalité. Mais quand la cour prononce l'acquittement de Jacques Viguier, les applaudissements ne s'adressent qu'à un seul.
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